Si vous me demandiez ce qui est à l’origine du big bang (ou même du multivers, s’il y en a un), je vous répondrais, de concert avec Zundel, que la création doit être en quelque sorte, ne serait-ce qu’indirectement, l’expression d’un « débordement » du pur amour qu’est Dieu, de son désir de voir des êtres partager cet amour centrifuge.
L’amour serait ainsi à la fois notre origine et notre but. Mais comment l’amour peut-il créer la matière? « L’amour peut tout faire par le Christ. » (Philippiens 4, 13) Dans ce sens, ce n’est pas en scrutant les frontières de l’univers qu’on y trouvera sa source première et ultime, mais bien en scrutant nos cœurs. L’infinité n’est pas « là-bas », elle est ici, maintenant, dans ton cœur.
La création est donc une histoire d’amour. Mais comme toute histoire d’amour suppose la participation de deux êtres, le couronnement de la création dépend de notre plein consentement, un plein engagement dans un choix libre. Car le oui de Dieu sollicite notre oui, comme dans une demande en mariage. Nous, les humains, sommes en suspens entre deux univers de Dieu : le monde matériel duquel dépend notre vie biologique, puis le monde spirituel qui fait de nous des êtres spirituels autant que biologiques.
Pour que nous puissions même acquérir une capacité de répondre à Dieu par un oui dans un amour réciproque, il fallait que la création puisse éventuellement produire, comme elle l’a fait par l’évolution, un être pensant librement comme nous. Autrement dit, nous en sommes arrivés à un point de rencontre entre la matière et l’esprit dans une création qui tend vers l’esprit, et ce n’est que par l’entremise de l’esprit que nous pouvons rencontrer Dieu. Et lorsque nous le faisons, c’est alors que l’éveil se produit. Mais puisque que toute notre perspective du monde et même toute notre destinée dépendent de notre choix de s’attacher soit à la matière soit à l’esprit, choisissons sagement car les seules choses qui ont une vraie valeur pour nous sont celles qu’on ne peut pas posséder. Mieux encore, la seule chose que nous possédons vraiment c’est le pouvoir de choisir auquel de ces deux mondes nous voulons appartenir, celui de la matière ou celui de l’esprit, parce que, une fois choisi, c’est celui-là qui nous possédera.
La liberté absolue, celle qui constitue le sommet de la création, est à nous quand nous choisissons l’esprit (l’amour et la générosité) plutôt que la matière (la biologie égoïste). En conséquence, la création est incomplète et demeure à l’état embryonnaire tant que nous refusons de couper nos liens avec nos instincts les plus bas par un oui plein et entier à l’Esprit. Jusqu’alors, la création sera aussi incomplète qu’une demeure conçue pour un couple amoureux, mais inachevée et froide, abandonnée et sans but en raison de leur séparation avant de s’y établir. L’intention de toute la création, son apogée, semble être liée à notre acceptation de l’amour de Dieu, laquelle se manifeste dans notre amour les uns pour les autres. Cette réciprocité compléterait ainsi le cycle d’amour jusqu’à Dieu par le retour de l’univers à sa source, son Créateur, par l’entremise de l’humanité.
Notre contribution à l’achèvement de la création de Dieu ne peut pas, bien sûr, nous être imposée. Il s’agit d’une invitation qui nous est faite. Et la création demeurera inachevée pour nous tant que nous n’aurons pas atteint la seule vraie liberté possible, celle qui nous vient de Dieu, celle qui devient nôtre au moment de notre oui inconditionnel à Dieu. Refuser de le faire correspondrait à se priver de l’essentiel puisque la création, c’est-à-dire l’univers et tout ce qui est, n’a de sens que par l’accomplissement de notre plein potentiel spirituel. Mais pour atteindre ce « potentiel spirituel » il nous faut d’abord passer, de notre biologie égocentrique, au stade où nous verrons tout et tous en Dieu, et Dieu en tout et tous, au stade où nous aimerons Dieu d’un amour réciproque, et où nous nous donnerons comme lui se donne.
Une spiritualité fondée seulement sur notre expérience du monde purement matériel serait, à mon avis, semblable à vouloir accéder à la mer à partir d’un pays enclavé, sans littoral. Autrement dit, il faut voir plus loin que ce que nos cinq sens physiques nous indiquent. À ce stade-ci de notre évolution, nous sommes plus ou moins venus à bout de l’instinct purement animal. Mais nous essayons encore trop souvent, toutefois, de résoudre nos problèmes à partir d’un raisonnement purement bestial, c’est-à-dire par la simple pensée dialectique, par la rationalité, et pas suffisamment par la bienveillance les uns envers les autres, ce qui nous ramène à ce mot de Moustaki, cité plus haut : « L’animal fut une aide, l’animal est l’entrave. » Faire place au cœur et mettre en pratique le message du Christ projetterait dans nos âmes la lumière de Dieu, nous guérirait de nous-mêmes, individuellement et donc socialement, et accélérerait du même coup notre évolution, qui semble immobilisée en première vitesse.
Au lieu de simplement compter les pépins contenus dans l’immense pomme universelle, nous devrions plutôt essayer d’évaluer combien de pommes peut produire chaque pépin; en d’autres mots, essayer de mieux comprendre chacun notre rôle (nous, les pépins) dans la réalisation du potentiel de l’univers. Que pourrions-nous devenir, quel accomplissement serait nôtre si on essayait vraiment de dépasser notre biologie purement réactive? Cela changerait toute perspective et porterait à une évolution intérieure : si nous remplacions nos instincts de possession par un esprit de générosité, la poussière d’étoile que nous sommes prendrait alors son essor en contact avec sa source ultime, qui est Esprit. Son potentiel s’actualiserait, et tout ce qui était contraint par la biologie pure se verrait libéré dans un dynamisme de liberté. Et dans ce processus, l’univers ferait un pas de plus dans sa marche vers son but spirituel ultime. Il s’agit pourtant de si peu que de mettre en pratique le message de Dieu selon lequel l’amour est la voie, la seule voie, comme l’ont fait les personnages cités.
En ce sens, la création, comme toute autre histoire d’amour, était, dès le début et pour toujours, une entreprise risquée pour Dieu. C’est toujours un risque considérable pour lui parce qu’il a assujetti le succès final, le couronnement de sa création, à notre propre bonne volonté, impliquant par le fait même une garantie de sa souffrance en cours de route, comme l’illustre notre monde actuel, défiguré et mutilé comme on le voit aux actualités de chaque soir. Cela en dit également très long : Dieu a mis sa confiance dans l’humanité. Mais comme il est omniscient et qu’il connaît l’avenir, son engagement dans la création nous permet d’espérer dans un monde meilleur pour nos descendants, aussi lointain soit-il.
Dieu, dans toute cette aventure, demeure présent à nous à travers toutes les épreuves : dans la maladie et l’agonie, dans les chambres d’hôpital et les cellules de prison comme dans les zones de guerre, dans l’affliction, l’angoisse et le désespoir. Il ne nous a jamais abandonnés, ni cessé de se donner à nous. Il est tout docile entre nos mains : nous pouvons faire de lui ce que nous voulons. D’où la croix.
L’amour, par définition, est vulnérable. Mais cette vulnérabilité de l’Amour qu’est Dieu, n’est-elle pas la marque de sa noblesse? La fragilité délibérée est toute autre chose que de la faiblesse. Il nous a révélé ainsi sa dépendance de notre bonne volonté; c’est à nous maintenant de le sauver de nous. Seul un Dieu qui se soucie de nous aurait agi ainsi.